Tribune de Fabrice Fries publiée dans Le Monde : « L’écosystème de la désinformation est sorti grand vainqueur du cycle d’élections de 2024 »
Fabrice Fries déplore, dans une tribune au « Monde », l’arrêt du fact-checking sur les réseaux sociaux de Meta : ce processus de vérification de l’information fondé sur des techniques journalistiques « n’a jamais prétendu être la solution à la désinformation, mais il est le socle de la riposte. »
Arrêter le fact-checking [au sens d'une vérification par des journalistes tiers d'une information déjà publiée] par temps de désinformation massive, c'est un peu comme démanteler la caserne de pompiers de Los Angeles par temps de grand feu : rien ne dit que la caserne aurait suffi à contenir l'incendie, mais c'est à coup sûr se priver d'un outil de riposte précieux et éprouvé.
C'est pourtant la décision qu'a prise Meta, aux Etats-Unis d'abord, comme prélude possible d'un arrêt partout dans le monde. Premier réseau de fact-checking au monde, constitué en grande part grâce au soutien financier de Meta, avec 150 journalistes qui s'y consacrent à plein temps dans une trentaine de pays en 26 langues, l'Agence France-Presse (AFP) est concernée au premier chef par cette volte-face.
Si la décision a surpris, elle ne vient pas de nulle part : voilà bien deux ans maintenant que l'effort des plateformes numériques en matière de lutte contre la désinformation a été revu à la baisse. Démantèlement des équipes « confiance et sécurité », réhabilitation de comptes auparavant censurés, relâchement général des règles…, tout indiquait que les plateformes sentaient moins la pression s'exercer sur elles.
Biais et manipulations
Était-il vraiment nécessaire, en débranchant l'activité, de la dénigrer comme une activité politiquement biaisée et cause de la perte de confiance dans les médias, après en avoir vanté des années durant l'efficacité dans toutes les communications maison ? Parler à propos des organisations de fact-checking de « cartel de la censure » est mensonger, puisque les plateformes sont seules libres de décider de ce qu'elles font des fact-checks, sans compter qu'il ne s'agit là que de restrictions à la liberté d'amplification du faux.
Vanter à la place les « notes de la communauté » , qui sont le produit d'un vote populaire et non d'un travail professionnel indépendant, est inutilement vexatoire et participe du travail de sape en cours contre le journalisme des faits : les notes de volontaires peuvent être un complément utile, mais elles sont lacunaires et particulièrement sujettes aux biais et manipulations.
Nombre de commentateurs de la décision de Meta se sont pincé le nez en évoquant le fact-checking, comme s'il n'était pas du « vrai journalisme » . A bien des égards, il en est pourtant la quintessence, parce que sont requises pour rédiger ces fact-checks une transparence totale sur la méthode, les sources et le cheminement du raisonnement, de la neutralité dans la présentation des faits et une scrupuleuse honnêteté, si la réponse n'est pas évidente.
Par ailleurs, le fact-checking, ce sont aussi de vraies enquêtes au long cours, mobilisant plusieurs journalistes pendant des semaines.
Enfin, faire du fact-checking l'arbitre de la vérité est méconnaître que la majorité des fact-checks, loin de trier le vrai du faux, disent avec nuance ce que l'on sait d'une réalité souvent complexe.
Théorie complotiste
Les mêmes commentateurs ont dit que le fact-checking revenait à chercher à vider l'océan à la petite cuillère : l’AFP, qui publie en moyenne 400 fact-checks par mois , peut opposer que pas une seule infox d'importance, sur le Covid, l'Ukraine ou Gaza, n'a échappé à son crible. Quant à l'impact, renvoyons à… Meta, qui vantait il y a peu encore que, dès lors qu'un fact-check est apposé à une infox, 95 % des utilisateurs n'ouvrent pas l'information en question. Et, s'il fallait convaincre encore, relevons que les fameuses « notes de la communauté » dont veut s'inspirer Meta renvoient souvent, pour étayer leur commentaire, aux fact-checks.
La désinformation est devenue notre quotidien et fait désormais partie intégrante du cycle de l'information. A chaque actualité majeure est maintenant associé son pendant sous forme d'information sortie de son contexte, fabriquée de toutes pièces ou légèrement retravaillée. Plus aucun événement ne semble échapper à ce qu'une théorie complotiste vienne s'y greffer. Les campagnes de déstabilisation sont devenues si courantes qu'elles font rarement la une des médias. L'écosystème de la désinformation est sorti grand vainqueur du cycle d'élections de 2024, contribuant à faire élire populistes et dirigeants autoritaires. Dans ce contexte, baisser la garde est irresponsable.
Le fact-checking n'a jamais prétendu être la solution à la désinformation, mais il est le socle de la riposte, la première lame en quelque sorte. L’AFP a acquis une expertise unique sur la désinformation, qui va bien au-delà du fact-checking et englobe la couverture journalistique des stratégies de désinformation et d'ingérence ainsi que leur impact sur nos sociétés, la formation des rédactions au journalisme numérique, l'éducation aux médias ou les techniques d'enquête en ligne.
Il lui faudra redimensionner son réseau si le programme est partout arrêté, chercher d'autres financements, mais ce travail d'intérêt général sera poursuivi. Car, si personne ne fait l'effort de rétablir les faits, le champ sera laissé grand ouvert à nos pires travers, parfaitement mis en valeur, eux, par les algorithmes des plateformes.